Image and Narrative
Online Magazine of the Visual Narrative - ISSN 1780-678X
 

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Issue 20. L'Affiche fin-de-siècle

Sarah Bernhardt - Mucha : la création d'une déesse de la décadence

Author: Émilie Sitzia
Published: November 2007

Abstract (E): In the Paris of the turn of the century, posters are blooming. They become a fully recognized artistic media for artists such as Toulouse Lautrec and the Nabis. The most striking posters that embody the 'fin de siècle' spirit are those Mucha designed for the ultimate goddess of decadence, Sarah Bernhardt. Our aim is to show how Mucha's aesthetics reinforce and complete the image of Sarah Bernhardt as a goddess of decadence. First, we shall study theatre posters and images of Sarah Bernhardt before her collaboration with Mucha. Then we shall look at the cooperation between the actress and the artist and the creation of a formula deriving from multiple sources such as the theatre, religious art and contemporary painting. We shall then study how Mucha translates the concept of decadence into the visual vocabulary of 'Art Nouveau'.

Abstract (F): Dans le Paris de la fin du XIXe siècle, les affiches foisonnent. Elles deviennent pour certains peintres un media artistique à part entière comme par exemple pour Toulouse Lautrec et les Nabis. Les affiches les plus marquantes, qui résistent au temps et semblent imprégnées de l'esprit de la fin de siècle, sont les affiches de théâtre réalisées par Mucha pour Sarah Bernhardt. Mucha y met en scène la déesse de la décadence par excellence : Sarah Bernhardt. Nous nous proposons d'étudier ces affiches de théâtre et de montrer comment l'esthétique de Mucha renforce et complète l'image de Sarah Bernhardt comme déesse de la décadence. Nous examinons tout d'abord l'affiche de théâtre et les représentations graphiques de Sarah Bernhardt avant sa collaboration avec Mucha. Nous nous penchons ensuite sur la coopération entre Mucha et Bernhardt et la création d'une formule pour ces affiches qui s'inspire de sources multiples, en particulier de l'art dramatique, l'art religieux ainsi que de la peinture contemporaine. Enfin nous considérons comment Mucha traduit le concept de décadence dans le vocabulaire visuel de l'Art Nouveau.

keywords: Sarah Bernhardt, Mucha, Decadence

To cite this article:

Sitzia, E. Sarah Bernhardt - Mucha : la création d'une déesse de la décadence. Image [&] Narrative [e-journal], 20 (2007).
Available: http://www.imageandnarrative.be/affiche_findesiecle/sitzia.htm

 

Dans le Paris de la fin du XIXe siècle, les affiches foisonnent. Elles deviennent pour certains peintres un media artistique à part entière comme par exemple pour Toulouse Lautrec et les Nabis. Les affiches les plus marquantes, qui résistent au temps et semblent imprégnées de l'esprit de la fin de siècle, sont les affiches de théâtre réalisées par Mucha pour Sarah Bernhardt. Mucha y met en scène la déesse de la décadence par excellence : Sarah Bernhardt.

 

Nous nous proposons ici d'étudier ces affiches de théâtre, de les comparer aux autres affiches, portraits et photographies de l'actrice et de montrer comment l'esthétique de Mucha renforce et complète l'image de Sarah Bernhardt comme déesse de la décadence.

 

Nous étudierons tout d'abord l'affiche de théâtre et les représentations graphiques de Sarah Bernhardt avant sa collaboration avec Mucha. Nous nous pencherons ensuite sur la coopération entre Mucha et Bernhardt et la création d'une formule pour ces affiches qui s'inspire de sources multiples, en particulier de l'art dramatique et de la dimension picturale de la performance de l'actrice, de l'icône et de l'art religieux ainsi que de la peinture contemporaine. Enfin nous verrons comment Mucha traduit le concept de décadence incarné par des personnages sensuels, inaccessibles et dangereux dans le vocabulaire visuel de l'art nouveau.

 

 

1. L'affiche de théâtre et l'image de Sarah Bernhardt avant la collaboration Mucha/Bernhardt

 

1.1 L'affiche de théâtre

 

À la fin du XIXe siècle la tradition de l'affiche de théâtre " uniquement écrite et informative " (Corvin, p. 15) commence à se briser. Dès les années 1870 des artistes tels que Toulouse Lautrec, Cheret ou Steinlen créent des affiches de spectacle illustrées avec une composante visuelle très forte. Ainsi Cheret fait la promotion de Loïe Fuller (1893) ou Lautrec celle d'Aristide Bruant (1892). Mais ces affiches sont des affiches de spectacle populaire. L'affiche illustrée est considérée par une majorité comme étant un média vulgaire destiné à la foule. Dans ces affiches, l'image domine le texte par la proportion qui lui est attribuée et l'impact des couleurs. Le texte est intégré dans l'image et participe à la portée visuelle de ces affiches. Elles marquent une inversion du pouvoir texte-image et sont souvent considérées comme une nouvelle forme démocratique d'art.

 

L'affiche de théâtre a une progression plus lente et reste longtemps essentiellement une affiche écrite. En France les établissements tels que la Comédie ou l'opéra dédaignent les affiches illustrées les considérant comme une stratégie publicitaire de vedette de café concert (Ockman et Silver, p. 61). En Angleterre la première affiche de théâtre illustrée, La Dame en Blanc de F. Walker pour l' Olympic Theatre de Londres date de 1871. C'est la première fois qu'une affiche de théâtre est commandée à un artiste connu ; Walker fait alors partie de la Royal Academy. Cette affiche est de la taille d'une porte. Walker dessine d'abord les contours à la craie et au fusain puis les transfère sur bois et complète le reste de l'image directement sur bois.

 

Walker, La Dame en Blanc, 1871

Les Arts Décoratifs - Musée de la Publicité, Paris. Photos Laurent Sully Jaulmes

Tous droits réservés

Mucha travaille donc tout de même à partir d'un précédent.

 

 

1.2 L'image de Sarah Bernhardt avant les affiches de Mucha

 

Sarah Bernhardt est une pionnière du monde du spectacle : comédienne au théâtre, actrice des premiers films, elle enregistre sa voix auprès d'Edison. Elle embrasse la modernité et toutes les innovations de son époque. Sarah Bernhardt ne correspond pas aux idéaux de beauté de ses contemporains avec son corps mince et sa crinière rousse. Alexandre Dumas lorsqu'il la voit pour la première fois à l'Odéon la décrit ainsi : " une tête de vierge sur un corps de balais " (Guibert, p. 33). Elle s'invente alors un type unique de vêtement au corsage ajusté, à la jupe entravée aux jambes dont la traîne s'enroule sur le sol, ce qui lui donne une silhouette en arabesque, particularité qui deviendra une des caractéristique de son identité visuelle. Raynaldo Hahn appelle ce type de vêtement " sarabernhardtesque " (Guibert, p. 75). Sarah Bernhardt est l'une des premières vedettes à utiliser les medias de masse, photographie et affiche, de façon extensive pour promouvoir sa personne. Mc Pherson démontre dans The Modern Portrait in Nineteenth-century France l'importance des portraits photographiques de l'actrice pour sa carrière, la définition de sa personna et son statut de vedette. Sarah Bernhardt participe dès son commencement au règne de l'image et de la reproduction mécanique.

 

Cependant si l'on regarde les portraits de Sarah précédant les affiches de Mucha nous sommes relativement loin de l'image de déesse promu par Mucha. Le portrait de Clairin datant de 1876 possède quelques uns des traits qui deviendront caractéristiques des représentations ultérieures de Sarah. Elle y est représentée enroulée de soie dans un intérieur Bohème et sombre. Mais comme nous l'avons vu cette ondulante Sarah est sans doute le fait de son type particulier de vêtement. L'image de la femme décadente est ici ébauchée plus qu'affirmée et elle est femme plus que déesse. Ce tableau, exposé au salon, n'est d'ailleurs pas toujours bien reçu alors que les affiches de Mucha touchent un large public et ont un succès énorme. Zola dans sa revue du salon de 1876 dédie un long paragraphe au portrait de Clairin :

Parmi les portraits il faut nommer comme le plus réussi, non par ses mérites réels mais par le succès qu'il a remporté auprès du public, celui de Mme Sarah Bernhardt, sociétaire de la Comédie-Française, exécuté par Clairin. La jeune artiste est étendue sur un canapé dans une pose nonchalante, et son corps a pris des sinuosités si serpentines qu'il est impossible de deviner où se trouvent ses flancs, ses genoux ou ses talons. Je sais bien que Mme Sarah Bernhardt passe pour la personne la plus maigre de France ; mais ce n'est pas une raison pour l'allonger sur un canapé de telle façon que son peignoir paraisse ne recouvrir aucun corps. Les boutons mêmes tiennent plus de place. Ajoutez que le canapé est rouge, les coussins jaunes, et qu'un borzoi est couché sur le tapis et vous aurez une idée de la tache éclatante que fait le tableau pendu au mur. Peu s'en faut que la jeune actrice n'ait fondu entre les brasiers allumés par le peintre. Enfin la tête m'a paru peu ressemblante, trop flattée dans le sens de la beauté conventionnelle. Mme Sarah Bernhardt n'est pas jolie, mais elle a les traits fins et intelligents, dont Clairin n'a su rien faire qu'un minois régulier et vulgairement sensuel, tel que le peindrait un Cabanel. (Zola, p. 335)

Zola insiste sur quelques traits qui réapparaîtront dans les affiches : la silhouette serpentine et la sensualité qu'il attribue à la technique du peintre plus qu'à la personnalité de la comédienne.

Un autre exemple est le portrait réalisé par Bastien-Lepage, artiste très populaire à l'époque, en 1879. La sécheresse de ce portrait est frappante. Sarah Bernhardt est représentée de profil, raide dans une robe blanche, plongée dans l'observation d'une statuette. Ici, peu de séduction et de mystère. L'atmosphère blanche et évanescente transcrit le monde du rêve auquel appartient Sarah Bernhardt mais ne rend ni l'ambiguïté ni l'ensorcellement créé par l'actrice. La multiplicité des textures confère une certaine sensualité au personnage qui est représenté comme une personne cultivée dans le domaine des arts. Elle tient une petite sculpture d'homme qui pourrait représenter son pouvoir de séduction ainsi que la froideur et la distance de son image de Sphinx envoûteur.

 

Ainsi si quelque traits sont ébauchés dans les portraits de Sarah Bernhardt ce sont les affiches de Mucha qui vont répandre et affirmer l'image de la Sarah Bernhardt comme déesse de la décadence.

 

 

2. Collaboration Mucha / Bernhardt

 

2.1  La rencontre et la création d'une formule

 

En 1894, au début de la collaboration entre Mucha et Sarah Bernhardt, cette dernière a cinquante ans et est déjà une star. Mucha, quant à lui, n'a jamais fait d'affiche. Son occupation principale à Paris est l'illustration. Il devient avec Gismonda un maître de l'affiche et elle devient avec Mucha le symbole de la Belle Époque, l'icône de l'art nouveau. L'affiche quant à elle se transforme en objet d'art que l'on collectionne. Les affiches de Gismonda connaissent un tel succès que Sarah Bernhardt en commande 4000 exemplaires destinés à la vente.

 

La rencontre entre Mucha et Bernhardt vogue entre mythe et réalité. La légende élaborée par Mucha est un véritable conte de Noël. Mucha travaillait alors chez Lemercier. La veille de Noël Sarah Bernhardt aurait demandé à ce que cette affiche soit réalisée pour le jour de l'an. Tous les affichistes étant en vacances l'imprimeur aurait demandé à Mucha, qui à l'époque faisait des illustrations, de réaliser cette affiche. Mucha aurait alors été voir Sarah Bernhardt jouer et fait un croquis dans un café qu'il aurait montré à l'imprimeur. Celui-ci aurait beaucoup aimé l'idée mais détesté le résultat final. Il serait allé la mort dans l'âme présenter le résultat à Sarah qui, elle, aurait adoré l'affiche et mis instantanément Mucha sous contrat avec elle. La réalité semble moins séduisante. Mucha dessine Sarah Bernhardt maintes fois lorsqu'il travaille pour Le Costume au Théâtre. Nous trouvons par exemple une lithographie de Sarah Bernhardt dans son rôle de Cléopâtre datant de 1890 soit quatre ans avant le début de leur collaboration. Il semblerait que Sarah Bernhardt ait demandé des sketches de plusieurs artistes pour la réalisation de l'affiche de Gismonda et ait finalement choisi celui de Mucha.

 

Les affiches de théâtre de Mucha destinées à Sarah Bernhardt son construite sur un système de répétition et de variation avec pour point de départ l'affiche de Gismonda.

 

Mucha, Gismonda, 1894

Les Arts Décoratifs - Musée de la Publicité, Paris. Photos Laurent Sully Jaulmes

Tous droits réservés

 

La structure et la composition des affiches de Mucha est toujours la même. Le format d'1m60 par 0.50m permet de réaliser un portrait en pied de Sarah en taille réelle et est d'une grande efficacité une fois sur les murs, même si taille standard des affiches dans les années 1890 est plutôt grande. Le texte est relégué en haut et en bas de l'affiche laissant la partie centrale libre pour l'image. Le texte indique en général le titre de la pièce et le lieu de la production. Mucha adapte le lettrage et la typographie en fonction du thème de la pièce. Le nom de Sarah Bernhardt est inclus dans l'image. L'affiche, objet publicitaire, semble promouvoir l'actrice plus que la pièce comme le montre la prépondérance de la figure de la comédienne dans la structure de l'affiche. Sarah Bernhardt emprunte donc sa technique de promotion aux affiches illustrées de café concert et marque ainsi le début du star-système au théâtre.

 

Tentons à présent d'identifier les différentes sources visuelles de Mucha pour ses affiches de Sarah Bernhardt.

 

 

2.2 Affiche et art dramatique  

 

On a souvent dit que la symbolique du geste dans les affiches de Mucha devait beaucoup aux tableaux de Gustave Moreau. Mais celui-ci admet s'inspirer pour la gestuelle de ses personnages de Sarah Bernhardt, la boucle est bouclée. Mucha pour ses affiches s'inspire tout d'abord de l'art dramatique. Notons en passant la passion de Mucha pour la photographie. Il utilise les photographies de la comédienne de façon extensive pour capturer les particularités de son jeu. Notons que l'affiche de théâtre a un statut particulier qui la sépare des autres affiches ou de l'illustration. Le théâtre possède déjà une composante visuelle. L'affiche de théâtre est donc la traduction d'une performance en image plutôt que d'un texte en image comme le serait une illustration de texte ou une affiche de librairie.

 

Si l'on observe les photographies des spectacles de Sarah Bernhardt, la dimension graphique de son jeu est évidente. Chaque mouvement est stylisé et symbolique. Pour Mucha, le choix de l'instant représenté dans le rôle et le choix de la pose du personnage sont inspirés du jeu de Sarah Bernhardt. Par exemple, pour Gismonda, Mucha va voir Sarah Bernhardt répéter et se décide sur le moment culminant du troisième acte, une procession du Dimanche des Rameaux. Pour Lorenzaccio, il la représente méditant sur le meurtre d'Alexandre. Pour Médée, il choisit le moment qui suit le meurtre de ses enfants. Pour Hamlet il nous montre l'apparition du fantôme et il évoque en bas de l'affiche la mort d'Ophélie. Mucha, s'inspirant du jeu dramatique de Sarah Bernhardt, choisit le moment qui traduit l'essence de l'atmosphère de la pièce, l'instant où l'identité visuelle de la pièce est la plus reconnaissable et où le jeu de la comédienne est le plus poignant. Mucha, quand il crée ses affiches s'inspire donc avant tout de l'art dramatique.

 

Mucha, Hamlet, 1899

Les Arts Décoratifs - Musée de la Publicité, Paris. Photos Laurent Sully Jaulmes

Tous droits réservés

 

 

2.3 Affiche et icône / art religieux 

 

Les affiches de Mucha réalisées pour Sarah Bernhardt possèdent aussi certaines caractéristiques de l'art religieux, en particulier celui de l'icône.

 

Mucha, La Samaritaine, 1897

Les Arts Décoratifs - Musée de la Publicité, Paris. Photos Laurent Sully Jaulmes

Tous droits réservés

 

Tout d'abord, le personnage central de Sarah Bernhardt est encadré par une alcôve, ce qui reproduit le format de l'icône byzantine. La perspective restreinte, la sévérité relative des expressions du visage et les silhouettes marquées, la prépondérance de la ligne sur la couleur renforcent cet aspect et donnent aux affiches une solennité certaine les transformant en icônes de l'art nouveau. Sa palette enrichie d'or et de bronze évoque elle aussi la richesse des décorations religieuses en général et de l'art de l'icône en particulier. Au centre, Sarah Bernhardt est en costume avec à ses côtés un ou plusieurs accessoires de la pièce, choisis pour leurs forces représentatives et symboliques. Nous pouvons rapprocher ces éléments des codes d'identification utilisés pour représenter les personnages bibliques ou mythologiques. La branche de rameaux joue ce rôle dans Gismonda, la fleur de camélias dans La Dame au Camélias, le dragon menaçant la côte d'arme de Florence dans Lorenzzacio, la jarre et les inscriptions en hébreu dans la Samaritaine, les fleurs dans la Tosca, la dague et l'enfant mort dans Médée et le fantôme, l'épée et le corps d'Ophélie dans Hamlet. Ainsi Mucha s'inspire pour ses affiches des codes de l'art religieux et en particulier de celui de l'art des icônes. Cela donne à la comédienne une aura particulière la faisant devenir une véritable déesse, créant un effet de distance engendrant le respect et la fascination.

 

 

2.4 Utilisation du vocabulaire de la peinture contemporaine

 

Mucha se sépare aussi de la tradition de l'affiche en incorporant le vocabulaire visuel de la peinture qui lui est contemporaine. On parle souvent de l'influence d'Hans Makart (1840-1884), peintre d'histoire et décorateur académique Autrichien sur Mucha. Mucha s'en inspire certainement pour la sensualité de ses personnages, mais il semble que Mucha va plus loin dans la synthèse graphique et l'utilisation du coloris qui est plus délicat chez Mucha.

 

Les couleurs utilisées par Mucha sont souvent qualifiées de rêveuses et sont presque pastels. C'est une qualité peu commune dans les affiches de l'époque où le choix se fixe plutôt sur les couleurs primaires et criardes afin d'intensifier la visibilité des affiches dans le contexte urbain. Cependant l'utilisation de ces couleurs douces est une caractéristique de l'art de la fin de siècle. Nous les trouvons par exemple dans Échelle dans le feuillage ou arabesques poétique pour la décoration d'un plafond (1892) de Denis. Mucha va plus loin en incluant à sa palette l'or et le bronze créant un style orientalisant, une particularité que développe à la même époque Munch. L'utilisation par Mucha de surfaces colorées est souvent soulignée. Cette technique le rapproche de l'art de Gauguin avec qui il partage un atelier lorsque Gauguin rentre de ses voyages dans le Pacifique en 1893.

 

De même les lignes organiques et flottantes caractéristiques des affiches de Mucha, si elles sont rare dans les affiches de l'époque, sont courantes dans l'art nouveau. On les voit par exemple chez Denis, mais aussi chez des artistes symbolistes comme Delville. Dans le fond un décor à la perspective minimale et à l'aspect décoratif extrême lie visuellement Mucha et les panneaux décoratifs aux motifs quasi abstraits des Nabis, en particulier ceux de Bonnard. Rappelons ici que Bonnard, Sérusier et Denis sont les compagnons de Mucha lors de ses études à l'Académie Julian. Nous pouvons nous demander si cette utilisation des codes visuels de la peinture est due au fait que ces affiches sont des affiches de théâtre et donc plus nobles que des affiches de café concert ou bien si les arts décoratifs qui inspirent la peinture de l'époque, inspirent aussi les affiches Mucha. Ajoutons que les critiques négatives de l'époque insistent sur le fait que les affiches de Mucha sont trop proches de la peinture et trop loin de l'art de l'affiche.

 

Ainsi Mucha ajoute au vocabulaire religieux les codes visuels de l'art nouveau. Ce qui leur infuse une modernité certaine et les rend typiques de leur époque tout en transformant Sarah Bernhardt en icône de l'art nouveau.

 

 

3. Le concept de décadence incarné

 

Pour Paul Bourget dans sa " Théorie de la décadence " parue dans La Nouvelle Revue (1881) et dans son Essai de psychologie contemporaine (1883) le père de la décadence moderne c'est Baudelaire :

Il se proclama décadent et il rechercha, on sait avec quel parti pris de bravade, tout ce qui, dans la vie et dans l'art, paraît morbide et artificiel aux natures plus simples. Ses sensations préférées sont celles que procurent les parfums, parce qu'elles remuent plus que les autres ce je ne sais pas quoi de sensuellement obscur et triste que nous portons en nous. Sa saison aimée est la fin de l'automne, quand un charme de mélancolie ensorcelle le ciel qui se brouille et le cour qui se crispe. Ses heures de délices sont les heures du soir, quand le ciel se colore, comme dans les fonds des tableaux lombards, des nuances d'un rose mort et d'un vert agonisant. La beauté de la femme ne lui plaît que précoce et presque macabre de maigreur, avec une élégance de squelette apparue sous la chair adolescente, ou bien tardive et dans le déclin d'une maturité ravagée :

... Et ton coeur, meurtri comme une pêche,
Est mûr, comme ton corps, pour le savant amour. [.] (Bourget, pp. 19-20.)

La décadence repose pour Bourget sur les principes d'artificialité, de morbidité, de sensualité, de mélancolie et d'étrangeté inquiétante et énigmatique. Mucha traduit cela visuellement représentant Sarah Bernhardt dans des personnages où elle apparaît protéiforme, inaccessible, séductrice et dangereuse.

 

 

3.1  Femme fatale séduisante

 

L'image de la femme fatale séduisante donnée par Bourget correspond au type physique, à l'élégance squelettique de la beauté inhabituelle de Sarah. Le format allongé de l'affiche renforce cette élongation du corps de la femme, la transformant en un spectre séduisant. De plus la femme symbolique mystérieuse et langoureuse, fantasme de belle époque est le point focal de chacune des images de Sarah créées par Mucha.

 

Mucha, La Dame au Camélias, 1896

Les Arts Décoratifs - Musée de la Publicité, Paris. Photos Laurent Sully Jaulmes

Tous droits réservés

 

Dans l'affiche de La Dames aux Camélias le personnage satisfait ce mélange de séduction et de décadence. Mais si nous comparons l'affiche avec l'une des photographie du spectacle, nous voyons comment l'esthétique de Mucha contribue à l'image de Sarah Bernhardt comme déesse de la décadence. Elle devient sur l'affiche une femme fleur dont la destinée tragique et la faiblesse ne sont suggérées que par sa pose ; elle s'appuie sur le balcon. Mucha enroule Sarah dans les courbes et les plis de sa robe qui deviennent des pétales stylisés. Ces lignes organiques, langoureuses et ondulantes lui confèrent une sensualité débordante.

 

Mucha, La Tosca, 1898

Les Arts Décoratifs - Musée de la Publicité, Paris. Photos Laurent Sully Jaulmes

Tous droits réservés

 

Dans l'affiche de la Tosca Sarah Bernhard est une femme fatale symbolique et mystérieuse. On est alors très loin de la " Cherette ", le type de la femme parisienne popularisée par Chéret dans ses affiches. L'élongation du corps et le regard hautin et séducteur la font paraître à la fois séduisante et dangereuse. La délicatesse de la façon dont elle tient sa canne marque son dédain du vulgaire. Elle est, là encore, transformée en femme fleur par sa raideur de tige et le bouquet qu'elle tient près de son visage.

 

Au-delà des affiches nous pouvons parler d'une véritable collaboration entre l'affichiste et l'actrice qui crée pour elle non seulement ces affiches mais aussi certains décors, costumes et bijoux. Mucha n'est pas nouveau dans le monde du théâtre. Lorsqu'il est en formation à Vienne il peint des décors de théâtre, avant même d'entrer a l'Académie de Munich en 1885. En France, il contribue régulièrement au magasine le Costume au Théâtre avec des dessins de costumes et de décors. Il connaît donc bien cet univers. Mucha transforme souvent Sarah Bernhardt en femme fleur dans ses affiches comme symbole de la femme fatale séductrice. Mucha réalise la même idée par la création de certains costumes comme la coiffure et la bague de Mélissinde dans La Princesse Lointaine (Joannis, p. 123). Mucha lui donne une coiffure à la fois organique et artificielle renforçant cette idée de la femme fleur empoisonnée.

 

Mucha par ses affiches et ses costumes souligne et consolide l'image de femme fatale de Sarah Bernhardt, la représentant telle que Robert de Montesquiou la décrit : " dans sa toilette d'idole et sa séduction indéfinissable de magicienne antique " (Guibert, p. 131).

 

 

3.2  Morbidité et mélancolie

 

La morbidité et la mélancolie sont deux idées centrales au concept de décadence. Le choix des rôles de Sarah est bien entendu central à la tonalité des affiches. Mais le rendu graphique de cette morbidité et mélancolie dans les affiches est un des éléments visuels proéminent. Le corps d'Ophélie dans l'affiche d' Hamlet et celui de l'enfant mort dans celle de Médée sont placés au bas de l'affiche, au premier plan. Le dragon menaçant de l'affiche de Lorrenzacio se glisse en haut de la composition. Ces éléments morbides et sinistres ont une place de choix dans la construction de ces affiches : la place habituellement accordée au texte. Au-delà des affiches Mucha dessine pour le rôle de Médée une coiffure qui reprend la forme de la chauve-souris, animal représentant le crépuscule et la mélancolie dans les bestiaires décadents (Joannis, p. 162). Mucha et Fouquet vont aussi collaborer pour créer le fameux bracelet serpent (1899), bracelet attribut de la femme-poison assassine.

 

Mucha, Médée, 1898

Les Arts Décoratifs - Musée de la Publicité, Paris. Photos Laurent Sully Jaulmes

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3.3 Ambiguïté sexuelle

 

Le choix par Sarah Bernhardt de jouer des personnages d'homme tels que Hamlet ou Lorenzaccio est un choix anti-conformiste à l'époque. Mais les affiches soulignent l'ambiguïté sexuelle créée par l'incarnation de ces personnages. Pour Lorenzaccio la représentation du costume fait écho aux lignes ondulantes des robes de la comédienne. La cape de Lorenzaccio devient une traîne et l'identité visuelle sinueuse et féminine de Sarah Bernhardt est conservée intacte.

 

Mucha, Lorenzaccio, 1899

Les Arts Décoratifs - Musée de la Publicité, Paris. Photos Laurent Sully Jaulmes

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Mucha réalise les sketches du costume d' Hamlet (Ockman et Silver, p. 60) mais sur l'affiche Sarah Bernhardt est représentée de façon plus féminine qu'elle ne le parait sur les photographies. La raideur du corps et les ondulations de la chevelure font écho à l'image de la femme-fleur que nous avons soulignée dans l'affiche de La Tosca. Elle est à la fois inquiétante et énigmatique, sensuellement ambiguë, obscure et triste.

 

Dans ces affiches les traits de Sarah Bernhardt sont idéalisés pour la faire devenir un symbole. De femme moderne, elle devient l'incarnation du concept de décadence par son choix de rôle mais aussi par les représentations de Mucha qui contribuent à accentuer cet aspect de sa personne et de ses personnages.

 

 

Pour conclure

 

Ces affiches appartiennent au boom des affiches des années 1890. Aujourd'hui ces affiches sont l'illustration par excellence de la belle époque et de l'art nouveau auquel les Goncourt font référence comme " le style Mucha ".

 

Les affiches de Mucha pour créer cette image de déesse de la décadence empruntent leur vocabulaire visuel à l'art dramatique, à la peinture religieuse, aux tendances de l'art contemporain et au concept de décadence. Mucha renforce et complète l'image de Sarah Bernhardt comme déesse de la décadence par ses affiches et par sa collaboration avec l'actrice qui s'étend à la création de costumes, de bijoux et de décors.

 

D'après Mucha ce fut une réelle collaboration entre l'affichiste et la comédienne :

Après ce heureux hasard, Mme Sarah Bernhardt ne me lâcha plus. Je travaillais pour elle pendant six ans, jusqu'à son départ pour l'Amérique en dessinant les affiches et les décors pour les pièces qu'elle donna sur sa propre scène d'abord au théâtre de la Renaissance et ensuite au théâtre portant son nom. Ce furent : La Princesse Lointaine, la Dame au Camélias, Lorenzaccio, la Samaritaine, Hamlet, Amphitryon, la Tosca et Médée. Travailler pour Sarah Bernhardt était une grande joie pour moi. Ce m'a valu son amitié et m'a fourni beaucoup d'occasion d'apprécier sa belle âme. Toujours elle allait à la rencontre de mes inspirations avec une compréhension et une camaraderie d'artiste. (Mucha, p. 9)

Lorsque Sarah Bernhardt a rencontré Mucha elle était déjà une vedette ; Mucha en a fait une déesse de la décadence.

 

 

Bibliographie

 

Arwas, Victor, Jana Brabcova-Orlikova and Anna Dvorak, Alphonse Mucha: The Spirit of Art Nouveau (New Haven; London: Yale University Press, 1998)

Banu, Georges, Sarah Bernhardt: Sculptures de l'éphémère (Paris : Caisse nationale des monuments historiques et des sites, Collection Mémoires photographiques, 1995)

Bourget, Paul, Essais de psychologie contemporaine, tome premier (Paris : Plon, 1924)

Corvin, Michel, Dictionnaire encyclopédique du théâtre (Paris : Bordas, 1995)

Guibert, Noëlle, Portrait(s) de Sarah Bernhardt (Paris : Bnf - Bibliothèque, 2000)

Gold, Arthur et Robert Fizdale, Sarah Bernhardt (Paris: Gallimard, NRF biographies, 1994)

Joannis, Claudette, Sarah Bernard: princesse du geste, reine de l'attitude (Paris : Payot, Portraits intimes, 2000)

McPherson, Heather, The Modern Portrait in Nineteenth-Century France ( Cambridge ; New York : Cambridge University Press, 2001)

Sibbett, Alphonse Marie et Ed Mucha, Art Nouveau Figurative Designs ( New York : Dover Publications, 1977)

Mucha, " Mes souvenirs de Sarah Bernhardt " Paris-Prague, no 45 (Paris, 1923)

Ockman, Carol, The Jewish Museum, Kenneth E. Silver, Janis Bergman-Carton, Karen Levitov, Sarah Bernhardt: The Art of High Drama, published in Association with the Jewish Museum, New York (New Haven, Conn.: Yale University Press, 2005)

Rennert, Jack and Alain Weill, Alphonse Mucha: The Complete Posters and Panels (A Hjert & Hjert book ( Boston, Mass. : G K Hall, 1984)

Zola, Émile, Écrits sur l'art (Gallimard, " Tel ", 1991) ; " Lettre de Paris " a paru dans le numéro du 20 avril-1 er mai 1876 du Sémaphore de Marseille.

 
 
 

Émilie Sitzia est maître de conférences en histoire et théorie de l'art à l'université de Canterbury en Nouvelle-Zélande. Elle a récemment publié  L'artiste entre mythe et réalité dans trois ouvres de Balzac, Goncourt et Zola (2005). Elle prépare actuellement un ouvrage sur les relations entre art et littérature en France au XIXe siècle.

emilie.sitzia@canterbury.ac.nz

   
 

 

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